Il devait être un peu avant onze heures, comme chaque mardi, je devais avoir cours de chant mais mon précepteur n'était pas arrivé en temps et en heure. J'avais donc pris l'initiative de sortir prendre l'air... sans prévenir Yuè, bien entendu. Pour une fois qu'un professeur n'arrivait pas à la suite d'un autre, c'était une occasion inespérée pour me promener dans Anthipre, il fallait bien que je "profite de ma jeunesse", comme elle le disait si bien.
J'étais donc partie silencieusement de ma demeure pour partir en promenade. C'était toute guillerette que je me baladais dans les rues du quartier industriel. Une telle joie montait en moi. Je me sentais bien. J'étais si prise par mon observation des différents bâtiments que je ne vis pas l'homme que j'allais bousculer quelques instants plus tard.
❝Excusez-moi Monsieur... J'étais... étourdie...❞ le rouge me montait aux joues, toute déboussolée par mon acte. Ce n'était pas là l'attitude d'une lady.
Après la fête de l'armistice, j'ai décidé de rester un peu à Anthipre pour profiter – revoir quelques amis que je n'avais pas vu depuis des lustres. Il faut dire que ça faisait presque dix mois que je n'avais pas bougé de Zandor, voulant par dessus tout écrire la chanson pour fêter l'armistice. Parce qu'après tant de temps, tant de demandes des maîtres de guilde, tant d'encouragements, les premiers mots avaient enfin prit forme. Les semaines suivantes, elle était complète. L'un des plus grands bardes d'Aziel reprenait enfin du service – pour le meilleur comme pour le pire. Cette soirée avait presque été un fiasco.
L'instrument éternellement dans le dos et ma jument déposée à l'écurie le temps que je fasse un tour rapide dans une taverne, je suis presque étonné de voir quelqu'un me percuter – parce qu'il n'y a personne de plus grand que moi aux alentours. Je suis censé être visible, non ? Pas pour tous, apparemment. C'est une petite voix guillerette qui me monte aux oreilles. Je baisse d'un cran, posant un genou à terre, afin d'observer plus facilement cette jeune fille. « Oh, voyons, ne t'excuses pas. Tu ne t'es pas fait du mal, au moins ? C'est tout ce qui m'importe. » Je lui envoie un beau sourire. « Tu es perdue, dis-moi ? Je connais bien la ville, je pourrais t'aider à... retrouver ton chemin. » Ou mieux encore – lui proposer de boire un verre. D'alcool pour moi, d'un quelconque jus de fruit pour elle. Elle n'avait certainement pas l'air d'avoir plus de vingt ans. « Ou même passer du temps avec toi. Comme tu veux. »
L'homme que j'avais percuté était extrêmement aimable et avait un superbe sourire. Il me faisait penser à un papy de conte de fée comme je pouvais en lire tant. Il prit soin de me demander mon état, j'époussetai un peu ma jupe pour la remettre en place après quoi, j'hochai la tête en signe que tout allait bien.
❝ Tu es perdue, dis-moi ? Je connais bien la ville, je pourrais t'aider à... retrouver ton chemin. Ou même passer du temps avec toi. Comme tu veux.❞ Il semble réellement vouloir me venir en aide. Je trouvai ça plutôt mignon de sa part. C'était rare de rencontrer quelqu'un qui s'en faisait autant pour son prochain. ❝ Je connais très bien la ville aussi. J'habite... un peu plus loin. ❞ je montrai une direction approximative. Pas besoin de lui dire qui j'étais ni de lui montrer ma demeure. Il me proposait de passer du temps avec lui, c'est vrai que j'étais curieuse. Je n'avais jamais connu de grand-père, c'était l'occasion de tester! ❝ J'adorerais passer du temps avec un ami! ❞ Je lui lançai mon plus beau sourire me penchant un peu comme une enfant, j'avais envie de profiter de cet instant. En m'inclinant sur le côté, j'aperçus dans son dos un instrument : ❝ Oh! Vous êtes musicien?! ❞
Elle connaissait donc déjà la ville ? C'était étonnant, parce qu'elle pourrait presque prouver le contraire. Mais peu importe ! Elle acceptait de passer du temps avec un vieil homme comme moi, et j'étais déjà heureux de m'être arrêté pour lui demander si tout allait bien. La plus innocente des rencontres réserve parfois bien des surprises. Elle venait de me le prouver à nouveau. J'avais presque envie de la prendre dans mes bras sur l'instant, parce que la manière dont elle agissait me rappelait étrangement celle de ma fille, quand elle était bien plus jeune. Peut-être plus tard.
Elle semble interpellée en voyant mon instrument. Certaines personnes le confondent avec une quelconque arme, mais les plus attentifs ne voient qu'un manche et des cordes. « Oh, oui, je suis musicien. Je suis un membre de la guilde des artistes, située à Zandor. Je joue de la mandoline. Tu voudras que je t'en joue un morceau après ? J'ai quelques chansons douces pour apaiser l'esprit. » Je regarde mon instrument du coin de mon œil valide, puis je le repose sur elle. « J'allais me rendre dans une taverne, pour tout te dire. Je peux te payer un petit verre de jus de fruit, ou tout ce que tu veux d'autre. C'est moi qui offre. »
Je me relevais pour éviter d'en demander un peu trop à mon vieux dos, et j'en viens même à masser mes pauvres lombaires. « Au fait, je m'appelle Corvus. Corvus Chamberlain. Et toi, c'est quoi ton nom ? »
Il m'annonça qu'il était musicien. J'en avais rarement vu des comme lui, avec une telle carrure et une allure... de voyageur. J'avais plutôt l'habitude des hommes droits endimanchés et beaucoup trop maniérés... Ça faisait du bien de voir que tous les musiciens n'étaient pas des personnes "prout prout" -comme j'avais tendance à les appeler-.
❝ Je joue de la mandoline.❞ Mes yeux durent pétiller de joie quand il me proposa de m'en jouer un morceau. Moi qui était habituée aux sons de la harpe et du violon, entendre de nouveaux airs étaient vraiment motivants! J'étais ravie et j'avais hâte de l'entendre. ❝ Ce serait un honneur de vous entendre jouer! ❞ Petite courbette avec un large sourire qui en disait long sur mon impatience. L'envie de moi-même essayer passa au travers de mon esprit mais l'enfant bien éduquée que j'étais n'osa pas soumettre cette idée folle.
Il me proposa d'aller boire une boisson dans une taverne. Une taverne. Jamais je n'en avais fréquenté. Jamais je n'aurais osé y mettre les pieds. Je risquais fort de me faire gronder si j'y mettais ne serait-ce qu'un pied. Pourtant, n'était-ce pas ça, la liberté? J'hésitai un instant, serrant mon pauvre poing, me donnant un peu de courage. ❝ Je vous suis! ❞ Il m'avait proposé un jus de fruit... Je repensai à cette merveilleuse coupe de bulles que je m'étais permise de boire lors de l'armistice mais je n'aurais jamais osé abuser de la sorte une fois de plus dans cette journée qui prenait un tournant si... agréable. ❝ Je payerai le second! ❞ disais-je en montrant la petite sacoche qui m'accompagnait.
❝ Au fait, je m'appelle Corvus. Corvus Chamberlain. Et toi, c'est quoi ton nom ?❞ ❝ Ehléa da... Ehléa sera suffisant, au final, c'est le prénom qui est le plus important à retenir, non? ❞ Dire mon nom ici ne m'aurait attiré qu'un peu plus d'ennuis. Je voulais être une jeune fille lambda, une inconnue d'Anthipre. Ce serait très bien ainsi.
❝ Dans quelle direction se trouve votre taverne? ❞ Je lui attrapai la main, prête à suivre cet homme. Oui ça aurait pu être dangereux, au final, je ne le connaissais absolument pas mais il y avait quelque chose en lui que j'appréciais, j'avais l'impression de sentir une aura bienveillante émanée de lui, comme si les Ruchs sifflaient que je pouvais lui faire confiance.
